Le levage lourd

Publié le 10 octobre 2008 par Frogetech


S’il est généralement utilisé dès qu’il s’agit d’arracher du sol des masses de plusieurs centaines de  tonnes, le terme « levage lourd » reste assez vague pour que chacun lui attribue une définition différente.

Dans ce bref résumé, j’aimerais me limiter aux masses supérieures à 200 tonnes. De telles masses sont courantes dans la sidérurgie ou la construction navale. On retrouve également ces ordres de grandeur dans les centrales nucléaires. Bien entendu, certaines grues mobiles sont également capables de cet exploit, mais je me disperserais le mois possible : il y aurait déjà tant à dire sur un simple crochet !

Le levage lourd est un domaine vague… parler de masses de 200 tonnes fait déjà sourire le sidérurgiste. En effet, l’accélération de la pesanteur étant de 9,81, et non pas de 10, le concepteur utilisera une unité plutôt inhabituelle : le (1) MyriaNewton (105 N), au lieu de la tonne. La prise en compte des 1,9 % d’écart montrent déjà à quel point le calcul de ces engins de levage ne souffre d’aucune approximation. En on comprend pourquoi : quel aciériste prendrait le risque de voir tomber une poche remplie de 300 tonnes d’acier liquide ? Dans un tel accident, le flash du rayonnement de l’acier liquide est à lui seul capable de chauffer l’air environnant et de le dilater au point de souffler des bardages de la halle de coulée … Pour le chantier naval, il n’est pas plus envisageable qu’un incident similaire vienne anéantir le montage d’un paquebot, sur lequel œuvrent des dizaines d’ouvriers.

(1) Myria : (1795) Du grec ancien μύριοι, mýrioi, « dix mille »

On le comprendra, le levage lourd est avant tout une affaire de sécurité. De sûreté, d’image aussi : imaginons l’exploitant d’une centrale nucléaire en train d’expliquer au monde comment le remplacement d’un générateur de vapeur s’est soldé par la chute de celui-ci sur le circuit primaire… Mais pour lever sûrement sa charge, le pont roulant ou le portique en arrive à être lui-même fort lourd : pour porter 300 tonnes d’acier liquide, il faut une poche qui pèse près de 200 tonnes à vide et un palonnier qui approche les 100 tonnes… Pour éviter une spirale infernale qu’entrainerait un surdimensionnement systématique, le levage lourd doit alors devenir, aussi paradoxal que cela puisse être, un programme de chasse aux tonnes.

source : nfm technologie

Mais restons raisonnables : sur un pont d’aciérie, on peut trouver 30 tonnes de poussière… qui se déposent tous les 15 jours si cette usine n’est pas équipée de dépoussiérages performants! Le concepteur sécurise finalement l’outil en raisonnant en termes de redondances, astucieusement combinées.

La sécurité est bien le thème où le concepteur comme l’utilisateur savent qu’ils auront toujours le dernier mot sur le banquier. Pas question de mettre 10 tonnes de plus au bout du crochet, uniquement parce qu’il est prouvé que cela rapportera un million d’euro de plus chaque année. Et quand le gain le justifie, les renforcements sont soigneusement calculés… à plusieurs reprises et par plusieurs bureaux d’études.

Mais le calcul ne suffit pas : pourquoi la charpente dissimule-telle toujours quelques traverses, voiles, bracons,... généreusement dimensionnés par rapport aux efforts mis en évidence par le calcul ? Parce que si jamais une soudure venait à fissurer ou une poutre à flamber, ces éléments prendraient alors le relais pour limiter les dégâts. Dans ces cas là, la catastrophe est évitée, et la réparation est parfois capable de rendre au pont toute sa capacité. On précisera « parfois » : si la réparation lourde est généralement envisageable, elle ne donne souvent à l’outil qu’un sursis de quelques années, avant la venue d’un matériel neuf.

Bien que ce matériel neuf coûte cher (au moins 5 millions d’euros pour un pont de 300 tonnes en 2006), il est incontournable. Un pont d’aciérie lève sa charge maximale plus de 50 fois par jour, 365 jours par an, et personne n’admettra une durée de vie inférieure à 15 ans ! Le spectre de charge d’un portique dans un chantier naval n’est pas le même : la charge n’est pas systématiquement maximale, les mouvements sont beaucoup moins nombreux. Mais les charges atteignent fréquemment 1000 tonnes et le sable, les intempéries et l’air marin apportent leurs propres contraintes. Quand aux ponts polaires qui tournent – le mot est pour une fois bien adapté – dans le bâtiment réacteur des centrales nucléaires, ils servent peu : à part monter puis remplacer des générateurs de vapeur sensés résister 20 années, leur principale sollicitation est le test réglementaire à pleine charge qu’on leur fait faire chaque année. Ce sont des ponts lents, avec un mouflage généreux, mais la culture sécurité est telle dans le nucléaire que leurs coefficients de sécurité n’ont rien à envier aux monstres de la sidérurgie.


Outre la charpente du pont, un soin particulier est apporté au contrôle des mouvements. Ceux du levage sont particulièrement critiques. L’électronique de puissance permet aujourd’hui d’avoir des installations totalement redondantes, avec un basculement « à chaud » d’un variateur à un autre. Ces technologies récentes font qu’une défaillance complète de l’alimentation du levage est devenue la panne la moins probable. Sauf si, bien sûr, les variateurs sont mal paramétrés ou insuffisamment protégés : la « chute de levage » reste un incident pas si rare, heureusement cantonnée au pont plus « légers » où la qualité de l’électronique n’est pas aussi soignée.

Quant aux réducteurs, tambours et autres arbres de transmission, le mécanicien a recours à des chaînes cinématiques fermées, donc hyper-statiques… Des différentiels essaient de faire cohabiter ces hérésies mécaniques, mais il reste bien un moment où il faut refermer chacune de ces chaînes : l’approximation n’est pas tolérable à ce moment.

Mais, à chaque fois que c’est possible, les grands principes d’une conception saine restent respectés: les chaînes cinématique sont toutes éclatées. C’est-à-dire que les moteurs, réducteurs, freins, tambours ou galets sont liés par des arbres à cardans. Pas question de grouper toutes ces éléments dans un seul ensemble mécanique où une pièce assure plusieurs fonctions à la fois : on ne monte pas un frein sur le carter d’un réducteur, on met des joints de cardans au bout de chaque arbre,…Idem pour l’électronique, où les fonctions commande et puissance sont clairement dissociées. La construction des variateurs permet une distinction claire du redressage de la tension d’avec l’ondulation qui alimente les moteurs à courant alternatif.

Finalement, les ponts lourds, ces engins si classiques (quel ingénieur ne saurait pas faire rouler deux chariots sur deux paires de rails perpendiculaires, et mettre un crochet au bout d’un treuil ?) apparaissent alors comme un monde bien exigeant. C’est en essayant de faire mieux que les premiers concepteurs qu’on apprend la modestie : il n’y a pas beaucoup de manière de concevoir un engin de levage sûr. On reproche aux bureaux d’études leur conservatisme avant de se résigner à présenter, une fois encore, la solution d’hier comme si c’était l’idée de demain.

Jean.