Quand vous vous expatriez en Angleterre, vous arrivez la tête pleine d’idées reçues qui se traduisent par des mots un peu effrayants comme flexibilité, précarité ou productivité. Plusieurs mois après être arrivée chez SuperConseil, pleine d’illusions et de bonne volonté (les premières nourrissant la seconde), je dois avouer que ma plus grande déception est tout bonnement celle-ci : le déjeuner.
Ma contrariété n’est pas d’ordre gastronomique : je n’étais pas naïve au point de m’attendre à un véritable festin chaque midi. Non, les choses sont bien plus simples que cela : la cantine me manque.
Eh oui, la cantine. Vous savez, le lieu où, après avoir bravé les dizaines d’employés affamés ou simplement prêts à tout pour quitter un instant leur poste de travail (« Il est 11h59, on descend ? »), affronté Jeannine de la caisse et son regard qui tue (« Tu crois que je l’ai pas vue, la tarte au citron meringuée que tu as discrètement planquée derrière ton yaourt nature ? Et repose-moi ce deuxième morceau de pain surgelé tout de suite ! Tu manges tes haricots verts sans beurre comme tout le monde ») et enfin slalomé entre des tables en formica plus ou moins sales, vous vous asseyez enfin, accompagnée de collègues dont le seul point commun avec vous est le mépris que vous inspire votre chef. Ah, le bonheur de déblatérer quarante minute durant – sans compter les prolongations autour de la machine à café (si telle est la culture de l’entreprise). Y a pas à dire, il fait bon vivre dans les entreprises françaises.
C’est donc avant tout cette convivialité bon enfant me manque. J’avais espéré retrouver en Angleterre de telles discussions enflammées, l’accent anglais / indien / italien / allemand en plus (mon service comprend pas moins de huit nationalités différentes). Hélas. Ici, point de cantine. Point même de coin-repas commun, hormis trois micro-ondes qui tournent à plein régime et six chaises hautes le long d’une sorte de bar donnant sur une cour intérieure grise et sale.
En contrepartie, chacun occupe son heure théorique de pause déjeuner comme il le souhaite – en théorie du moins. En pratique, il est bien vu de faire semblant d’être un robot ultra-productif et de ne pas déjeuner, ou alors très vite devant son bureau et en acceptant d’être interrompu pour des questions essentielles du genre « Tu n’aurais pas une agrafeuse à me prêter ? ». Du coup, lorsque Big Ben sonne midi, mes collègues déjà peu loquaces le reste du temps (sauf pendant les nombreuses tournées de thé) s’enfuient sans dire un mot des locaux de SuperConseil.
Passé le premier jour où un collègue bien intentionné (?) m’avait emmenée chercher un sandwich (et profité de cette échappée pour démolir consciencieusement mon nouvel employeur), je me retrouve donc seule face à mon tableur Excel à l’heure du déjeuner. Suis-je la mal aimée, la nouvelle brebis galeuse de l’open space ? Bien que prompte à douter de mes capacités d’intégration, je peux a priori éliminer cette éventualité. Etre impopulaire, je connais : maudire sa non-coolitude, seule à une table, pendant qu’un groupe de jeunes filles blondes, à forte poitrine et plus populaires les unes que les autres passe sans vous voir (elles doivent avoir un radar anti-moches) avec force éclats de rires, j’ai donné pendant tout le lycée.
Ici, nul phénomène de groupe en jeu : chacun semble quitter son bureau de manière aléatoire, pour y revenir au bout d’une durée tout aussi aléatoire, s’échelonnant de trois minutes (pour ceux qui viennent d’être embauchés ou ceux qui font les soldes sur Internet) à plus d’une heure (pour ceux qui viennent de filer leur démission ou qui veulent font les soldes sur Oxford Street).
Désireuse de m’intégrer, mais sans être cataloguée comme boulette dès le deuxième jour, j’avais à mon arrivée hasardé un timide : « Je peux t’accompagner ? » en voyant un collège à l’abord fort sympathique se lever, son parapluie à la main (pas de manteau, les Anglais n’ont jamais froid, comme l’expérience me le montrerait plus tard). Le dit-collègue m’avait regardée comme si j’avais proposé de l’accompagner aux toilettes : interloqué, et même légèrement choqué. Heureusement, la légendaire politesse anglaise avait rapidement repris le dessus :
- Je suis désolé, Eva in London, mais je dois aller acheter une carte d’anniversaire pour ma grand-mère.
(Petite digression pour le plaisir : l’expérience m’apprendrait aussi que les Anglais cultivent un goût attendrissant pour les cartes de vœux. Joyeux Anniversaire, Tu es un Grand-Oncle par alliance génial, Félicitations pour ta licence en sociologie, Bravo c’est un garçon et il s’appelle James, il y en a pour tous les goûts. Il y a tellement de choix qu’en cherchant bien, mon collègue a même dû trouver la carte de ses rêves : Joyeux-Anniversaire-Grand-Mère-74 ans-ça-se-fête-et-félicitations-pour-ta-troisième-petite-fille-tant-qu’on-y-est).
Désormais, je suis au point. Lorsque midi approche, quatre étapes :
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A regret, lever les yeux de mon calculateur de salaire optimal
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Guetter les gens qui se lèvent de leur chaise
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Eliminer ceux qui vont effectivement aux toilettes sous peine de passer pour une psychopathe, ou, pire, une Française mal élevée
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Enfin, réussir à m’attacher la compagnie d’un(e) collègue sans doute prise de pitié par mon regard aux aguets.
Prochain arrêt : le delicatessen.