Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait. (Mark Twain)La gestion des connaissances, ou KM (knowledge management), n'est plus très à la mode, alors que c'était le sujet de prédilection des entreprises de conseil au début des années 2000. J'ignore la raison profonde de cette désaffection, car la discipline a beaucoup d'intérêt à mes yeux. Mais j'imagine que l'une des causes de ce désintérêt est que les experts peuvent être les meilleurs ennemis de l'innovation.
Les experts empêchent parfois d'innover
La gestion des connaissances est une activité consistant à faire en sorte que les connaissances techniques des experts d'une entreprise soient utilisées le plus intelligemment possible : les connaissances explicitables peuvent être formalisées sous une forme exploitable par le plus grand nombre (documents écrits, wikis, vidéos...), et les connaissances non-explicitables (le savoir-faire, typiquement) sont transmises par apprentissage.
Mais cette démarche, qui revient à valoriser les experts, peut être un frein à l'innovation. En effet, l'expert typique a acquis ses connaissances par une longue expérience, et cela se traduit généralement par un certain nombre de convictions fortes sur le fonctionnement des choses dans son domaine d'expertise. Or certaines convictions peuvent être infondées, car il est assez naturel de généraliser quelques observations ponctuelles en règle systématique.
J'ai ainsi le souvenir d'un expert croisé dans une usine en Corée qui m'expliquait que la mesure de température que je voulais réaliser dans un four verrier était impossible car il avait déjà essayé et échoué il y a trente ans ; le plus drôle était que je venais précisément de réaliser cette mesure avec succès quelques heures auparavant...
De plus, le fait d'avoir utilisé certaines techniques très couramment dans son activité peut conduire l'expert à se convaincre que ce sont les seules méthodes possibles. Impossible d'innover, puisqu'on fait déjà ce qu'il y a de mieux à faire !
Il est à noter que l'une des recommandations les plus courantes lors d'un brainstorming est d'interdire la critique des idées, en particulier quand elle consiste à signaler que "ça ne peut pas marcher".
Le point de vue des algorithmes génétiques
Je voudrais illustrer mon propos à l'aide d'une analogie qui peut paraître cocasse, car elle s'appuie sur les algorithmes génétiques. Mais je vous rappelle que vous êtes sur le blog de la médiation technique, aussi ne soyez pas étonné que j'importe des connaissances de disciplines qui semblent ne rien avoir à faire avec la choucroute.
Vous savez certainement que l'évolution des espèces a pour moteur la sélection naturelle de Charles Darwin. En gros, les espèces évoluent par le fait du hasard (les mutations) et de la nécessité (les mutations utiles sont sélectionnées et les mauvaises éliminées).
Plus récemment, les informaticiens se sont inspirés de l'évolution darwinienne, qui agit comme une sorte d'algorithme d'optimisation, pour proposer des techniques numériques d'optimisation mathématique appelées algorithmes génétiques et qui sont une transposition du mécanisme darwinien.
Or dans le domaine informatique, rien n'oblige à utiliser un algorithme darwinien, et on peut parfaitement inventer un algorithme lamarckien. C'est précisément ce qu'ont fait Takahiro Saaki et Mario Tokoro : dans un article de 1999 dans le journal scientifique Artificial Life, ils ont simulé l'évolution de ce qu'on peut assimiler à des "espèces animales numériques" (des réseaux neuronaux artificiels) à l'aide de deux algorithmes génétiques, respectivement darwinien et larmarckien.
Sans rentrer dans le détail de leur étude, leurs conclusions sont les suivantes :
- l'évolution lamarckienne, basée sur l'apprentissage de connaissances héritées des ancêtres, est plus rapide que l'évolution darwinienne pour atteindre un niveau d'optimisation élevé lorsque l'environnement est stable, et de plus elle conduit à une meilleure optimisation ;
- a contrario, lorsque l'environnement est instable, l'évolution darwinienne permet de s'adapter aux changements plus rapidement alors que l'évolution lamarckienne perd du temps à faire oublier ce qui a été appris avant le changement.
Mais a contrario, ce savoir est un boulet lorsque les conditions changent, dans un environnement technique qui évolue fortement, et il devient plus utile de laisser faire le hasard, c'est-à-dire tester des choses, prendre des risques, innover.
Le KM est donc idéal pour des industries matures, mais inadapté pour des industries en forte évolution. Pour la créativité, c'est le contraire.
Réconcilier experts et innovateurs
Certes, je simplifie à outrance et l'analogie précédente mérite des précautions et des commentaires. Personne ne prétend qu'il faut se passer à tout prix des experts, car il est assez rare d'être dans un environnement complètement instable, ou la vérité d'hier devient une absurdité le lendemain. Le domaine technique est généralement bien plus stable que le domaine commercial et marketing, ne serait-ce que parce que les lois de la nature ne changent pas.
Par contre, il reste pertinent de laisser une place à la créativité et à l'innovation, d'autant plus qu'une industrie est en forte évolution technique ou économique.
Alors, comment faire des experts les alliés des innovateurs ?
Il y a le bon chasseur et le mauvais chasseur, disaient les Inconnus. Il y a aussi le bon expert et le mauvais expert. Mais si je ne sais toujours pas ce qui fait un bon chasseur, le bon expert c'est celui qui, lorsqu'on lui soumet une idée, réfléchit à comment faire pour qu'elle se réalise et ne cherche pas à expliquer pourquoi cela ne marchera pas.
Et si les experts d'une entreprise ne sont pas capables de trouver une solution à un nouveau problème apparaissant lors d'un changement important de son marché, rien n'interdit à cette entreprise de s'adresser à d'autres experts d'un secteur différent. La médiation technique est là pour cela.