Le conformisme : une convergence d’intérêts distincts ?
Le consultant avait autrefois la pratique de présenter trois candidats en finale dont un était présenté comme un outsider. Ce dernier était le coup de cœur du consultant, celui qui sortait de l’épure du profil mais avait ses faveurs. Il le défendait avec ses tripes car il considérait qu’il apportait une plus-value supplémentaire à son client, ayant par ailleurs deux autres candidats parfaitement en ligne avec le profil défini.
Aujourd’hui, cette pratique a peu à peu disparu au bénéfice d’une réunion entre manager, recruteur et consultant autour d’une liste (50 à 80 profils), résultat d’un pré-screening du marché selon les critères préalables définis du profil. Le consensus sur les candidats à voir par le consultant est un mécanisme qui reporte la responsabilité du choix a priori des profils sur le duo manageur et recruteur.
Le consultant par ce biais éteint toute prise de risque dont il pourrait être tenu pour responsable au final. Le manager se rassure en préemptant quelqu’un dont l’adaptation sera rapide car identique au profil de celui qui occupait le poste avant (remplacement) ou de ceux qui seront ses pairs à l’avenir (création). Le recruteur se facilite la tâche n’ayant ni à argumenter auprès du manager les choix faits par le consultant, ni à argumenter les choix faits par le manager auprès du consultant.
La montée du conformisme : une récompense ?
Les trois acteurs trouveraient leur récompense dans le mode de rémunération dans leur organisation respective renforçant un comportement supposé d’absence de prise de risque.
Le consultant joue une grosse part de sa rémunération sur un niveau d’honoraires facturés et également sur l’atteinte collective d’un niveau d’honoraires facturés par l’organisation[1]. Tout conflit sur un candidat est susceptible de lui faire perdre une opportunité de gains, immédiats ou futurs. Il accroît la pression en interne pour compenser une perte d’honoraires, envisagées et intégrées au budget du cabinet. L’évitement de tout conflit, voire de toute confrontation au sujet d’un candidat, permettra de rester dans le jeu et de sécuriser sa rémunération.
Le manager, focalisé sur l’atteinte de ses objectifs en raison de son impact sur son évaluation de performance et donc sur sa rémunération[2], favorise l’intégration d’un collaborateur « prêt à l’emploi ». Cela évite des confrontations sur les modes de fonctionnement, les méthodes, les outils, les façons de faire, etc., sources de dérapage possible dans l’exécution des objectifs assignés. La gestion sans heurts d’une équipe permettra de continuer à construire son parcours professionnel et d’évoluer plus sûrement dans l’entreprise. La réalisation de ses objectifs procurera une gratification venant en renforcement de ce comportement.
Le recruteur, qui scrute ses temps de cycle pour « livrer » un candidat dans les délais et à coûts acceptables, ne se retrouve plus en situation de justifier sa préférence pour tel ou tel candidat si au préalable tant le mangeur que le recruteur, et lui-même, se sont mis d’accord sur les candidats à rencontrer lors du pré-screening. Le consensus joue là comme un accélérateur du processus de recrutement. L’absence de frictions au moment du choix, nonobstant l’économie de temps procuré, est une garantie de maintenir une relation positive avec les manageurs et de se bâtir une réputation de sérieux dans son domaine. Au final, le recruteur sera reconnu pour sa coopération interne efficace, gage d’une évolution possible de ses gains.
Ce conformisme serait-il vrai partout, sous toutes les latitudes ?
Une première hypothèse pourrait être de diagnostiquer une généralisation du conformisme dans les grandes entreprises, sous l’effet de la mondialisation, une uniformisation des structures, des normes et des comportements.
Une seconde hypothèse pourrait être au contraire la présence d’un effet sociétal, « encastré » dans le rapport des individus avec le système éducatif français avant d’être amplifié, d’une part, par les rapports des acteurs au processus de recrutement (créant entre eux des interdépendances fortes) et, d’autre part, par les rapports des individus aux systèmes de positionnement et de gratifications des entreprises (venant en récompense d’un comportement de conformisme)[3].
Le conformisme : un apprentissage français ?
« Partout d’ailleurs, sauf à l’école, l’erreur est considérée comme inévitable et, au fond, formatrice, le problème n’étant pas de l’éviter mais d’en tirer les leçons. Et il n’y a guère d’apprentissage à espérer quand on se cantonne à appliquer mécaniquement des procédures balisées. Apprendre suppose une pensée qui se risque » [Astolfi, 2002][4].
Cette phrase d’un universitaire français, spécialiste de l’appropriation des savoirs par les élèves à l’école, trouve un écho avec une autre phrase du Directeur Général de Logica, prononcée en présentant en 2009, une étude menée conjointement avec l’Insead sur l’innovation en Europe.
« Les résultats des entreprises françaises, en retrait sur le plan européen, ne sont pas liés au niveau des investissements, proche de ceux de nos voisins, mais sont beaucoup plus une question d’état d’esprit. Si elles veulent être innovantes, elles devront effectuer un effort particulier en matière de retour d’expérience. Tolérer l’échec et en tirer les enseignements restent les fondamentaux de l’innovation » [Logica, Insead, 2009].
Ce défaut d’expérimentation, de confrontation à l’échec, à l’incertitude, avec son corollaire qui consisterait à en tirer des leçons, voire de nouveaux cheminements, synonymes d’innovation, prendrait forme dans les modes d’interaction et d’apprentissage à l’école. L’apprentissage des langues en est un exemple, parmi d’autres, où l’erreur grammaticale prend le plus souvent le pas sur le fait d’expérimenter la communication[5].
Cette absence de confrontation à l’échec pour en tirer expérience formerait comme un pas de danse entre les institutions : l’école[6], l’entreprise, et les individus, pas de danse à l’intérieur d’un cadre, celui du jeu d’interactions, un cadre de comportements. D’après l’étude réalisée, seules 20% des entreprises françaises tirent les leçons de leurs échecs, contre 50 % au Royaume-Uni et 40 % aux Pays-Bas [Logica, Insead, 2009].
Quel paradoxe en temps de crise ?
En temps de crise, la logique voudrait que, tournant le dos au conformisme, une majorité d’acteurs privilégient la mise en place de formes nouvelles d’organisation, de modes de travail, d’expérimentations, de solutions inédites, d’applications originales, de personnalités transgressives, etc.
Le paradoxe serait qu’en matière de recrutement, à l’opposé d’un choix porté sur des personnes innovantes, ce choix soit marqué en profondeur par le conformisme[7].
Dès lors, il serait possible de parler d’un effet sociétal qui, comme une boucle de rétroaction se confortant de l’un à l’autre, entre le niveau macrosocial : l’école, l’entreprise, etc., et le niveau microsocial : le manageur, le recruteur, le consultant, l’élève, le chercheur, etc., ferait du conformisme une composante principale de la régulation du monde social français.
En guise de conclusion provisoire, Dostoïevski aborde dans Crimes et châtiments [1950, p.481] la puissance d’une maïeutique par l’erreur, faisant fi du conformisme :
« J’aime cela, qu’on se trompe !… C’est la seule supériorité de l’homme sur les autres organismes. C’est ainsi qu’on arrive à la vérité ! Je suis un homme, et c’est parce que je me trompe que je suis un homme. On n’est jamais arrivé à aucune vérité sans s’être trompé au moins quatorze fois ou peut-être même cent quatorze et c’est peut-être un honneur en son genre. Mais nous ne savons même pas nous tromper de façon personnelle. Une erreur originale vaut peut-être mieux qu’une vérité banale ».
Que faudrait-il faire ? Laissons la parole à une anthropologue anglaise Mary Douglas, célèbre pour son livre intitulé : Comment pensent les institutions [Douglas, 2004]. Elle dit que l’individu a devant lui plusieurs possibilités d’action qui vont « du désaccord à la rébellion, à la recherche de soutiens pour changer le contexte, ou à la migration vers une place plus agréable sur la carte des institutions » [Douglas, 1978, p. 6].
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