Dans le collimateur du Défenseur des droits Dominique Baudis, Abercrombie & Fitch va faire l’objet d’une enquête en France afin de vérifier que ses pratiques de recrutement ne sont pas discriminatoires. Le géant du prêt-à-porter américain devra abandonner une communication stigmatisante pour justifier une sélection légitime. Et montrer que derrière les muscles, il y a des valeurs !
Par Sébastien Chenu et Florian Silnicki.
La croissance du secteur du luxe se poursuit loin de la crise. Se décrivant comme une marque de « Casual Luxury », c'est Abercrombie & Fitch qui, aujourd'hui, défraie la chronique. Pourtant, la boutique Abercrombie & Fitch des Champs-Élysées ne désemplit pas. Le coup de pub', bien involontaire, assuré par le défenseur des droits, Dominique Baudis, à l'enseigne américaine pourrait bien accélérer cette tendance sectorielle ! Le problème ? La maison Abercrombie & Fitch est soupçonnée de discrimination à l'embauche en France. Un soupçon renforcé par une condamnation antérieure (50 millions de dollars!) pour un motif identique outre-Atlantique.
La réputation, c'est de plus en plus le vrai capital des entreprises au XXIe siècle. Si Henry Ford affirmait que « deux choses importantes n'apparaissent pas au bilan de l'entreprise, sa réputation et ses hommes », ce sont aujourd'hui à la fois ses hommes et sa réputation qu'Abercrombie & Fitch voit mise en cause.
Si, disons le sans détour, rien ne permet de justifier une discrimination professionnelle uniquement basée sur des critères physiques comment ne pas aussi assumer franchement le fait que rien ne devrait interdire un employeur de choisir le personnel de son choix, répondant en cela aux besoins réels de son entreprise. Le problème est que lorsque le critère déterminant d'embauche est un critère d'image, un critère de look, d'attitude, et... de physique, ça coince !
Abercrombie & Fitch a pourtant construit sa stratégie sur une certaine image, marqueté son offre sur le corps et la fête, le sport et la beauté et personne ne peut lui en faire le procès – ce choix induisant avant tout la création de milliers d'emplois et de milliards d'euros de chiffre d'affaires. Par ailleurs, comment nier qu'il n'existe pas ailleurs aussi une sélection, un choix, des critères discriminants écrits ou induits qui n'émeuvent personne. Ainsi, on recense peu de coach sportifs handicapés ou de serveurs McDonald's âgés de plus de 50 ans. Le vendeur chez Abercrombie & Fitch n'est pas vendu, il est exhibé et contribue à la mise en valeur du produit qui lui, l'est. D'autant que la dimension artistique d'Abercrombie & Fitch est sans doute ce qui la distingue le plus clairement de toute autre marque. On sait qu'un article d'Abercrombie & Fitch est soumis à un processus de recherche esthétique approfondi et raffiné. De plus, du fait de sa visibilité, le magasin d'Abercrombie & Fitch dans lequel il sera exposé fait largement partie de l'image globale de luxe créée par la marque, raison pour laquelle l'apparence de ses vendeurs constitue une part très importante du processus marketing et commercial.
Au fond, le vrai problème, c'est la communication d'Abercrombie & Fitch. Qu'un Président assume et revendique ces choix, et bouscule l'hypocrisie ambiante, c'est en France nécessairement l'objet d'un emballement médiatique. Il s'agit pour la marque d'éteindre un feu qui aurait pu être évité. Abercrombie & Fitch doit donc s'adapter et en plus d'éventuelles poursuites, répondre de sa stratégie, l'expliquer et finalement la justifier. Alors que plus un jour ne se passe sans que les médias ne traitent de la question des discriminations, il s'agit en effet pour Abercrombie & Fitch de montrer qu'il n'y a pas de différence illégitime de traitement dans l'accès à l'emploi.
Si l'article 225-1 du Code Pénal rappelle en effet que l'apparence physique est un motif de discrimination interdite par la loi, les médias oublient trop souvent l'article qui suit : l'article 225-3 du même code nous rappelle que les discriminations en matière d'embauche fondées sur l'apparence physique sont valides et licites si elles sont justifiées par "une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée". Dès lors, le juge appréciera lors d'un contentieux la proportionnalité de la discrimination. Or, pour les vendeurs-mannequins d'Abercrombie & Fitch, il est assez évident que l'apparence physique est un critère déterminant de l'embauche. La marque pourrait d'ailleurs facilement s'appuyer sur les études marketing qui ont démontré que les vendeurs beaux étaient plus performants car plus convaincants à l'égard de la clientèle.
Quoiqu'il arrive, Abercrombie & Fitch doit réagir et probablement reformuler sa stratégie face aux pouvoirs publics français. Cela passera nécessairement par un travail de mise en avant de valeurs humaines et éthiques. Il ne suffira pas pour Abercrombie & Fitch de s'acquitter d'une amende pour être quitte ! La France est accueillante et exigeante... avec ceux qui en ont les moyens. À défaut de le comprendre l'enseigne américaine s'expose à un renversement d'image brutal et à une mise en cause violente de sa réputation qui pourrait lui être préjudiciable à terme.
McDonald's, Zara, Gap et L'Oréal l'ont appris à leurs dépens, et ont tirés les conséquences après avoir été condamnés et/ou envahis : éthique, traçabilité, développement durable, formation. La restauration rapide comme le recrutement de L'Oréal, ou l'éthique de fabrication des produits de Zara et Gap sont devenus sur de nombreux points exemplaires.
Abercrombie & Fitch ne pourra donc pas se satisfaire de son discours habituel inadapté car jugé trop arrogant pour notre vieux pays ("nous embauchons des gens beaux car nous adressons à des gens beaux"), mais devra, en France, devenir innovant sur son empreinte sociale pour, comme l'écrivait le Président d'Accenture Christian Nibourel, "en finir avec le court terme". Abercrombie & Fitch va devoir nous montrer que derrière les muscles, il y a des valeurs !
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(*) Sébastien Chenu est le fondateur du cabinet SCConseils, expert en stratégie et communication ; Florian Silnicki est consultant en stratégie d'information, gestion de la réputation et communication de crise.