Le livre de l'automne en France sera certainement la traduction du livre de Nassim Nicholas Taïeb, "le cygne noir". Son propos : révéler la nature profonde du hasard et notre impuissance à le circonvenir ; le tout pour apprendre à mieux s'en protéger et surtout à en profiter. Aujourd'hui une brève synthèse des idées et mercredi quelques extraits.
A force de contingenter, catégoriser, moyenner, simplifier et réduire la réalité à quelques schémas, nos élites se sont collées des oeillères. Pire encore, non contentes de s'aveugler elles-mêmes, elles aveugleraient ceux qu'elles sont censées éclairer, gouverner et protéger.
Les trois caractéristiques d'un cygne noir
Le programme de Nassim Nicholas Taleb est donc relativement simple : ouvrons grand les yeux sur le hasard - c'est-à-dire, sur le monde tel qu'il est - et comprenons-en la véritable nature pour en tirer le meilleur. « Les marchés libres fonctionnent, écrit-il, car ils permettent, non pas comme on le croit, de récompenser le talent, mais aux individus d'être chanceux en les autorisant à essayer, réessayer et réessayer encore. » La preuve par les patrons milliardaires. « Leurs biographies établissent toujours des liens de cause à effet entre leur succès et certaines qualités. Mais si l'on s'intéresse aussi aux patrons - beaucoup plus nombreux - qui ont échoué, on trouvera chez eux les mêmes qualités, moins un facteur : la chance. »
Qu’est-ce qu’un « cygne noir » ? C’est, affirme Taleb, « tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée ». L’expression a du sens. Dans l’hémisphère nord, tous les cygnes sont blancs. A force de les observer, on pourrait conclure qu’il n’en existe pas d’une autre couleur. Et puis, un jour, on prend l’avion pour l’Australie et on découvre, interloqué, que, là-bas, les cygnes sont tous noirs…
Le « black swan » est un événement qui possède trois caractéristiques. En premier lieu, il s’agit « d’une observation aberrante », car rien, dans le passé, n’a laissé prévoir de façon convaincante et étayé sa possibilité. Qu’un trader lambda puisse faire perdre 5 milliards de dollars à la Société Générale n’a ainsi jamais fait partie des hypothèses plausibles au sein de cette banque qui a longtemps été perçue comme efficace en matière de contrôles internes.
En second lieu, cet événement inattendu a des considérations considérables. « Considérez le grain de poivre et mesurez la force de l’éternuement », dit un proverbe persan. Et c’est bien de cela qu’il s’agit. Jérôme Kerviel, par ses agissements supposés, a mis en branle une mécanique dont on ignore encore toutes les conséquences.
La troisième et dernière caractéristique est liée à la nature humaine et à notre besoin permanent de rationaliser et de donner de la cohérence au monde et aux événements qui nous entourent. Pour le philosophe, le « cygne noir » est aussi un événement vis-à-vis duquel nous « élaborons toujours après coup des explications qui le font paraître plus prévisible et moins aléatoire » qu’il n’était vraiment. En clair, c’est un événement dont nous cherchons coûte que coûte à gommer le caractère inattendu ou improbable. A ce sujet, les attentats du 11 septembre sont un exemple parfait. Personne ne les a vus venir, ils ont déclenché une onde de choc qui n’en finit pas de bouleverser la planète, mais tout le monde ou presque affirme aujourd’hui qu’ils étaient prévisibles, voire que l’on pouvait les empêcher. Tous ces signes avant-coureurs que les médias énumèrent sont censés nous convaincre que l’on aurait pu détecter la fraude avant qu’elle ne débouche sur la catastrophe que l’on sait. Après coup, cela a le mérite de nous rassurer et il suffit de dire qu’il faudra être plus vigilant à l’avenir pour que cela ne se reproduise plus. C’est une manière commode d’évacuer le fait que l’on ne peut pas toujours prévoir l’imprévisible et qu’il y a des événements dont il faut admettre qu’ils échappent à notre entendement.
Du Médiocristan à l'Extrémistan
En partant de ces constatations, Taleb propose un prolongement intéressant du concept de « cygne noir ». Pour lui, nous ignorons le monde tel qu’il est parce que nous pensons que, grosso modo, nous partageons tous le même quotidien. Or, la réalité, c’est que notre monde est de plus en plus régi par des éléments qui échappent à la courbe de Gauss et que le philosophe qualifie « d’Extremistan » ce qui, en employant une expression triviale, pourrait se résumer par « un monde de toujours plus et d’encore plus ».
. Selon Nassim Taleb, doté d'un indéniable talent pour marketer les idées, nous sommes en effet en train de passer d'un monde régi par les moyennes (Médiocristan) à un monde régi par les extrêmes (Extrémistan). Ou encore, d'un monde de quantités finies à un monde de quantités infinies. Exemple : soit un échantillon aléatoire de 100 individus rassemblés dans une pièce : si l'homme le plus grand du monde les rejoint, la taille moyenne de l'échantillon en frémira à peine. Mais si Bill Gates fait irruption, alors le montant moyen des fortunes personnelles rassemblées dans la pièce fera un bond.
Autre exemple : qu'ont de commun le médecin, la prostituée et l'artisan boulanger ? Leur production/prestation/ rémunération est limitée par la nécessité de leur présence pour la réaliser et le temps. A contrario, le trader, l'écrivain, le chanteur peuvent voir leur fortune exploser sans avoir eu à forcer leur talent : vendre 100 actions ou 100 000 requiert un seul et même coup de fil ; vendre 20 ou 20 millions d'exemplaires d'un livre n'a pas d'incidence sur le temps d'écriture du manuscrit ; chanter pour un disque de platine ou un bac à soldes n'exige au départ guère plus d'efforts. Mais l'interconnexion de plus en plus dense des réseaux de production du savoir et de leur commercialisation accroît la fréquence et l'amplitude des gains ou des pertes.
(Extrais du livre "The black swan (editeur Penguin) de Nassim Nicholas et Taïeb extraits d'articles de P.M. Deschamps (Enjeux Les Echos) et d'A. Belkaïd, Quotidien d'Oran)