Lu dans Libération
Créature de mode
Kappauf. Le créateur et animateur de Citizen K, magazine de luxe vendu à 1 euro, assume non sans panache son statut d’alien.
L'espace de cinq minutes, Kappauf a été impeccable. Répondant, à peine assis: «Comment je me sens ? Prêt à me jeter par la fenêtre. Le truc, c’est que je vais devoir aller en rehab. Trop d’excès.» Théâtral, «tendance» jusqu’à l’outrance, impudique et bientôt imbuvable, c’est le scénario qu’on s’était échafaudé pour l’avoir un temps croisé dans les défilés de mode. Il était alors un gros chauve en fourrure blanche et lunettes noires qui faisait des mines, accréditant à lui seul la thèse d’un milieu (la fashion) vicié par l’excroissance égotiste et la vacuité abyssale. On apprenait qu’il était le patron de Citizen K, ce trimestriel féminin rutilant de plus de 360 pages, vendu 1 euro grâce à l’omniprésence de la pub ? Bingo. Un mag à deux balles, mais au titre mégalo, voilà qui allait comme un gant à la créature.
Las, Kappauf n’a pas tenu ses promesses. Kappauf, cet après-midi-là en tout cas, est affable, attentif et plutôt drôle. Et ce qu’on s’apprêtait à lui envoyer dans les dents, il le dit spontanément. Par exemple : «Je suis un alien, il me suffit de respirer pour énerver tout le monde.» Ou encore : «Ça n’est pas mon homosexualité qui gêne, des garçons qui aiment les garçons, il y en a des tonnes. C’est moi qui gêne, je suis "trop", d’ailleurs l’establishment de la gaytitude me le fait bien sentir.» Enfin, arme fatale, l’autodévaluation : «Je ne m’aime pas; je me trouve le dernier des cons, et moche.» Là, on est à deux doigts de le prendre dans les bras pour un gros câlin.
Il a pourtant tout perdu du nounours, désormais longiligne comme il est de bon goût de l’être - «Ah oui, en deux ans, j’ai perdu la moitié de mon poids, 60 kilos.» Pas d’anneau gastrique, mais un régime drastique, de la mésothérapie et du Cellu M6, accompagnés de perfusions d’oligoéléments, nutriments et vitamines. «Le milieu, qui est trashissime, sous la ceinture, m’a dit mourant. En fait, j’ai décidé de tout remettre à plat, suite à une rupture douloureuse, la fin de la première vraie histoire d’amour de ma vie, à 43 ans.». Autre nouveauté, il a des cheveux : «Un mélange des miens, de postiches et d’extensions.» Les pommettes hautes et le regard gris effilé («Je n’ai aucun scrupule à utiliser toutes les technologies, sciences, chirurgies disponibles»), achèvent une ambiguïté garboesque. Comme il s’affiche dans toutes les pages soirées de Citizen K, on n’a pas commis la boulette du photographe, qui l’a d’abord pris pour son assistante… avant de le trouver, au final, pas si féminin que ça, ce qui est vrai : s’il a une langueur et des gestes assimilés fille (cette façon de repousser sa mèche de l’index), Kappauf a une belle voix basse et lasse, dénuée d’envolées «folles». Jean-Jacques Picart, star du consulting luxe et mode :«et si je ne me sens pas présentable, je suis capable d’annuler une journée de rendez-vous»«Je n’aime pas son magazine, que je trouve vain. En revanche, la transformation physique qu’il accomplit, c’est remarquable. Il est en train de devenir une icône.» Kappauf :«Je ne suis pas du tout mutant sexuellement, mais j’ai toujours fait fille et j’en ai toujours joué.»
Il a grandi en Afrique coloniale, dans le sillage d’un père militaire (d’ascendance allemande, la mère, elle, a des racines syriennes). De la naissance à Madagascar jusqu’à Djibouti, Kappauf (prénom Gérard, que personne ne prononce), qui a pour frère Alain, le créateur des séries télé Caméra Café et Kaamelott , a été éduqué au sein de missions catholiques et a passé ses vacances dans les léproseries, avant d’atterrir, à 16 ans, en France. Pour entrer en pension, comme tant de rejetons d’expats. Il a alors les cheveux longs, «des yeux de manga», porte des tuniques africaines : «Un extraterrestre pour ces ados jamais sortis de leur terroir.»Il affirme que les frères maristes de l’institution étaient «pédophiles pour les trois quarts comme il se doit et vous mettaient dans une main les Liaisons dangereuses, dans l’autre les 120 Journées de Sodome», ce qui fleure bon la provo. Quant à ses cursus ultérieurs au San Francisco Art Institute et à la Sorbonne, qu’il cite en contrepoint de sa profession originelle de maquilleur («Tout de même, j’ai étudié»), il en fait si peu cas qu’ils pourraient bien relever de «la constante mise en scène de [ma] propre vie».
Ce qui est certain, c’est que de ses étrangetés fondatrices (l’Afrique, lui-même), Kappauf a fait une arme. Les soulignant, les intégrant spontanément au tableau général d’une insoutenable altérité. Il en revendique d’ailleurs l’efficacité : «En étant cette créature qui attire les foudres, je protège le magazine comme un paratonnerre; même si on fonctionne grâce à la pub, nous conservons notre indépendance éditoriale.» Citizen K est depuis 2006 la propriété du groupe suisse Edipresse (le Matin, la Tribune de Genève) et s’écoule à 1 euro symbolique après avoir été lancé comme un titre élitiste, qui ne se diffusait que par mailings ultraciblés. Tous les atours d’une danseuse dont Kappauf serait à la fois le tutu et le diadème, lui qui chapeaute la mode et la com. Mais Frédéric Chaubin, rédacteur en chef du titre et responsable réputé exigeant et «intello» de la partie «art de vivre», souligne aussi cette relative autonomie : «Dans la presse de mode, tous les papiers sont des retours d’ascenseur, mais Kappauf a su bordurer ça, et je n’ai jamais eu aucun compte à rendre ; on conserve un côté bricolé, artisanal, un côté magazine de flibustiers.»
Pirate, ce pourrait être une des facettes de Kappauf. Qui brouille les ondes (négatives) comme les pistes (sexuelles), qui endosse une panoplie, qui part à l’abordage sa mutation en bandoulière comme d’autres le sabre au clair : «Antibourgeois, antiestablishment, je les emmerde tous ; je suis une créature ? Très bien, me réinventer, me remodeler, c’est une expérience que j’entends continuer, tant que je ne suis pas une caricature. De toute façon, cette ville, c’est le carnaval de Venise.» Sur le versant politique, le citoyen K se dit « libertarien, comme Clint Eastwood» (partisan de la moindre intervention étatique possible), favorable à la légalisation des drogues dures, opposé au contrôle des flux migratoires. Il affirme ne pas savoir combien il gagne, «claquer dans les conneries totalement inutiles, vêtements, bijoux, sacs», s’être «toujours débrouillé pour être limite bankrupt», ce qui le réjouit quasiment, car «l’argent est un anesthésique, qui bride l’énergie, peut empêcher d’avoir faim». Locataire dans le Marais, il a récemment acquis «quelque chose» à l’île d’Yeu mais en parle comme d’une erreur. Comme soudain entravé, ralenti, alors qu’il se grise en derviche tourneur, emporté dans un tournoiement aussi affolant que fascinant.
Ça rappelle un élément clé que la métamorphose, l’aliénisation, ferait presque oublier. Kappauf est de la «génération Palace», qui fit la fête jusqu’à la lie. C’est dans ce milieu de la nuit qu’il a commencé à faire ses armes relationnelles et professionnelles, commençant à la même époque dans la presse underground. Il dit : «Ces gens-là, ils se déguisaient, ils y allaient, ils vivaient, vivaient… Ils mourraient aussi, bien sûr, mais quel intérêt à vouloir être éternel si c’est pour s’ennuyer ?» Kappauf est aussi, entre autres, un rescapé qui (se) prouve qu’il est vivant en jouant les chrysalides.
Sabrina Champenois